Christian Ghymers
IRELAC, June 2018
« CORDOBA 1918 – PARIS 1968 »
Le mouvement argentin précurseur de la démocratisation universitaire et de mai 1968
Centenaire et cinquantenaire des soulèvements étudiants marquants du XXème siècle
- Le contexte et les origines du mouvement étudiant de Cordoba
Un demi-siècle avant mai 1968, l’Argentine ouvre la voie des réformes universitaires en Amérique latine et en Europe. Le soulèvement étudiant argentin (Université de Cordoba) d’avril à juin 1918 est un événement historique crucial mais peu connu en Europe. Pourtant il marque le début d’une vague de réformes universitaires de démocratisation de l’enseignement mais aussi de la vie sociale et politique. Les similitudes avec le mouvement de mai 1968 méritent d’être relevées.
L’Université de Cordoba, fondée en 1613 par les jésuites, était la plus rétrograde, dispensant un enseignement élitiste et clérical très éloigné des courants scientifiques modernes. Les quatre autres universités d’Argentine (Buenos Aires, La Plata, Santa Fé et Tucuman) étaient également élitistes et aux mains de l’oligarchie, bien que celle de Buenos Aires était plus libérale et plus ouverte aux idées modernes. Face aux nécessités du pays et à la pression due à l’arrivée de nouvelles classes sociales urbaines issues de l’immigration européenne massive, l’accès à l’université est un enjeu majeur pour la mobilité sociale et fait l’objet de conflits entre les classes moyennes croissantes et l’oligarchie traditionnelle au pouvoir. Ces nouveaux étudiants s’organisent peu à peu en fédérations par université, qui tentent de proposer des réformes modérées au départ. Déjà en 1871 et en 1906, des réformes universitaires[1] avaient eu lieu suite à des mouvements étudiants de protestation contre des injustices et le caractère oligarchique des autorités académiques. En 1871, suite au suicide d’une étudiant après un échec aux examens peu transparents de l’époque favorisant des collusions sociales et des privilèges, un mouvement étudiant corporatiste exige et obtient des adaptations partielles. Une première réforme avait été menée pour l’université de Buenos-Aires. En 1903 et 1904, de nouvelles protestations contre les nominations à vie des autorités et de leurs conseils académiques sans égard pour les exigences scientifiques, entrainèrent un violent conflit et la fermeture de l’université de Buenos Aires pour deux années consécutives jusqu’à la mise en place en 1906 d’une nouvelle réforme modernisant quelque peu l’enseignement et octroyant une certaine autonomie financière et de gestion de l’Université de Buenos Aires en éliminant les « académies » dont les membres étaient cooptés à vie et en les remplaçant par des conseils élus périodiquement. Des associations (syndicats) étudiants furent créés dans la foulée de ce mouvement, mais à caractère corporatiste et non-politique ou social comme ce sera le cas ensuite à Cordoba en 1918.
Toutefois, le contexte mondial de changements (révolution mexicaine de 1910, russe de 1917, le premier conflit mondial en 1914) joint aux tensions et revendications sociales dans une Argentine affectée économiquement par les effets de la guerre en Europe, secouent déjà un régime oligarchique très conservateur. Une première ouverture électorale libérale (loi Roque Sáenz) permet la transparence des élections politiques. De la sorte, Hipólito Irigoyen (1852 – 1933) un radical progressiste (Parti de L’Union Civique Radicale), devient le premier Président démocratiquement élu d’Argentine. Il changea la composition de l’élite gouvernante en faveur d’une représentation populaire, et favorisa les causes sociales et la cause étudiante.
- La révolte étudiante de Cordoba du 15 juin 1918 et parallèle avec Paris mai 68
En mars 1918, des revendications apparemment mineures de vie quotidienne (l’internat, la charge de cours, les examens) des étudiants de Cordoba qui s’accumulaient depuis l’année antérieure, sont rejetées brutalement par l’Université. Un parallèle peut être tracé avec les événements à l’origine de mai 1968, lorsque le mouvement libertaire dit du 22 mars (créé suite aux arrestations de manifestants contre la guerre au Vietnam), se lance dans la revendication pour « le respect de la vie sexuelle des étudiants[2] » de Daniel Cohn-Bendit en autorisant l’accès des garçons à la résidence universitaire des étudiantes de Nanterre. A Cordoba, il n’y avait pas d’étudiante en ce temps, mais la réaction méprisante des autorités à des revendications étudiantes tout aussi concrètes provoqua une remise en cause de la gouvernance inefficace et oligarchique de l’université. Les étudiants réclamèrent directement une participation du corps enseignant à la gestion de l’université, comme c’était déjà le cas à l’Université de Buenos Aires depuis la réforme de 1906. Une grève des cours est décrétée mais les autorités décident de la fermeture aux étudiants de l’Université.
Sur cette deuxième étape du mouvement, le processus à Paris-Nanterre sera également identique : aux revendications étudiantes d’un dialogue et de réformes rationnelles sur des points élémentaires, les autorités s’en remettent à leurs pouvoirs institutionnels et leur collusion avec la force répressive, donc précisément ce qui alimente le mouvement de réforme et le transforme en insurrection violente. Les arrestations punitives généralisent le mouvement. Les étudiants s’organisent. En Argentine, ils transforment les syndicats étudiants corporatistes en mouvement politique en créant en avril 1918, la Fédération Universitaire Argentine (FUA) afin de s’opposer politiquement et de recevoir un appui plus large, notamment du Ministre de l’éducation, José Salinas, et du Président Irigoyen lui-même, qui les appuient.
Avec cette troisième étape du mouvement de Cordoba, une forte différence avec le cas français apparaît. En mai 1968, c’est l’autorité du vieux héros national et la figure emblématique du père, qui symbolisent le fossé entre les « baby-boomers » libertaires et les valeurs patriotiques et morales de la société traditionnelle.
Le Président argentin (Irigoyen) représente alors l’espoir d’une démocratisation. Il décide d’intervenir par la nomination d’un délégué du gouvernement pour réformer les statuts de l’Université et organiser des élections pour nommer un nouveau Recteur. Les cours reprennent aussitôt. Mais le 15 juin 1918, les élections, sous les pressions sociales de l’oligarchie socioreligieuse, aboutissent à la défaite du candidat réformiste appuyé par le mouvement étudiant, et le candidat ultra-conservateur est élu par réaction hiérarchique traditionnelle et peur du changement. Immédiatement, les étudiants crient à la manipulation, un soulèvement violent éclate, les étudiants s’emparent de l’Université et déclenchent une nouvelle grève jusqu’à la démission du Recteur. Celui-ci s’organise avec la police et menace même de faire tirer pour massacrer les étudiants rebelles. Ceux-ci s’enfuient et une grève générale des étudiants dans tout le pays est lancée afin d’obtenir la participation étudiante et des changements plus radicaux. Le mouvement ainsi créé s’étend et obtient l’appui de la Fédération ouvrière de Cordoba, formant un axe révolutionnaire étudiants-ouvriers. La révolte est donc d’ordre socio-politique. Le 21 juin 1918 Deodoro Roca (1890-1942), publie son Manifeste liminaire « La Jeunesse de Cordoba aux hommes libres d’Amérique du Sud » qui exprime la philosophie politique démocratique et émancipatrice que revêt ce mouvement et lance un appel à toute la région latino-américaine.
- Signification du mouvement étudiant de Cordoba
Sur le plan académique, le but est de placer l’étudiant au centre de l’acte d’enseignement et l’université dans son rôle social, donc la réforme est avant tout politique. L’étudiant doit pouvoir être impliqué dans le fonctionnement et la gouvernance de l’université, afin de favoriser, face au dogmatisme, le raisonnement scientifique, la libre expression de la pensée, et l’engagement dans la réalité sociale. Ses revendications – très en avance sur l’Europe et qui annoncent en tous points celles de mai 1968 – portaient également sur l’autonomie universitaire, sur le droit de l’université de se donner sa propre administration et de déterminer son fonctionnement. Tout particulièrement, le mouvement, qui ne se limitait pas aux thèmes académiques, souhaitait ouvrir l’enseignement à des courants de pensée différents, en admettant dans l’enceinte universitaire tous les penseurs ayant autorité morale ou intellectuelle pour enseigner dans ses salles de cours ; les étudiants plaidaient en conséquence pour la liberté d’enseignement, la libre fréquentation des cours, la périodicité des titularisations, l’attribution des postes d’enseignant sur concours, la publicité des actes universitaires, la gratuité des cours, l’introduction de séminaires et de modes d’enseignement modernes où l’étudiant aurait la possibilité d’intervenir positivement, et la mise en place d’activités éducatives au-delà de la seule structure universitaire — en d’autres termes : la démocratisation de l’enseignement universitaire et par elle de la société tout entière.
Malgré la sympathie du Président pour les revendications étudiantes, l’application des réformes continue d’être torpillée par les milieux conservateurs. Grèves, occupations de l’Université, répressions policières, arrestations et interventions se succèdent jusqu’en septembre 1918, où le Ministre Salinas, nommé lui-même en charge de l’Université, adopte les revendications et proclame la réforme universitaire avec cogestion paritaire étudiants-professeurs. Le combat étudiant et des réformistes continua cependant car l’application des réformes, étendue à tout le pays, tardait encore à Cordoba, un mouvement de contre-réformes continuant d’agir. Il eut encore de nouvelles grèves et arrestations en 1920 et 1922, puis le Président Marcelo de Alvear (1922-1928) freina fortement l’esprit de la réforme universitaire. En 1930, le coup d’état militaire contre le deuxième mandat présidentiel d’Irigoyen, invoquant « l’anarchie universitaire » fut en partie dirigé contre la réforme universitaire de 1918 jugée politique. Celle-ci a continué à être remise en question périodiquement dans sa dimension socio-politique au cours des tribulations politiques du pays, où les avancées et les reculs s’alternèrent jusqu’au retour à la démocratie de 1983.
- Impact international et historique
L’impact de la révolte de Cordoba fut important aussi au niveau international. Le mouvement étudiant se propage très vite au Chili (qui disposait déjà d’une fédération des étudiants depuis 1906, et qui crée en 1918 l’Université Populaire Lastarria pour les classes défavorisées, ainsi que la fédération des étudiants du secondaire en 1919), au Pérou, en Uruguay (premier pays à disposer d’une fédération étudiante dès 1893 et premier à exercer une co-gestion avec représentation depuis 1908), en Equateur et à Cuba, puis en 1920 au Guatemala, en 1922 en Colombie, 1928 en Bolivie, en 1929 et dans les années 1930 au Mexique, au Paraguay et au Brésil.
Son impact politique et social fut considérable, notamment à travers plusieurs étudiants qui deviendront des acteurs politiques importants : Deodoro Roca en Argentine qui continuera ses efforts révolutionnaires axés sur l’université comme reflet de l’injustice sociale, au Pérou, avec Haya de la Torre, qui organise dès 1919 la réforme universitaire péruvienne, liée au mouvement syndical ouvrier, puis fonde l’Aprisme en 1924, José Carlos Mariatégui, l’idéologue de la réforme universitaire et sociale (parti communiste), au Guatemala où Miguel Ángel Asturias (futur prix Nobel de littérature en 1967) fonde en 1922 la « Universidad Popular de Guatemala » avec la « generacion del 1920, de même Julio Antonio Mella à Cuba, qui lie la réforme académique à la « révolution sociale » et fonde l’Université populaire José Marti en 1923, au Salvador, Farabundo Marti inspiré par Cordoba participe à la création de la Fédération étudiante en 1927. Au Honduras une réforme nait en 1929 mais est ensuite étouffée par les régimes dictatoriaux qui suivent la crise des années 1930s. En République dominicaine, le mouvement étudiant inspiré par Cordoba 1918 est également étouffé.
Le mouvement d’émancipation de Cordoba a cependant été réprimé presque partout en Amérique latine lors des nombreuses dictatures au cours du 20ième siècle. En effet, l’axe central de ce mouvement est la liaison université – société ou l’importance de faire de l’université, non une fabrique de diplômés, mais un instrument d’émancipation démocratique au service à la société dans son ensemble. Plus tard, cette fonction essentielle sera qualifiée de « troisième mission » de l’université.
- Conclusion
Deodoro Roca, le révolutionnaire du « Manifeste Liminaire », radicalisera sa position par un “no habrá reforma universitaria hasta tanto no haya reforma social” (« il n’y aura de réforme universitaire que lorsqu’il y aura une réforme sociale »). Cet adage révolutionnaire exprime cependant une réalité sociologique cruciale : université et société sont étroitement corrélées, mais étant exposées également au « rent-seeking » d’intérêts particuliers ou de certains groupes sociaux ou idéologique, la relation causale est indéterminée : l’université peut être un moteur du progrès social comme elle peut le freiner lorsqu’elle est dominée par une oligarchie sociale ou politique. Si la société est oligarchique (Argentine) ou idéologique (URSS), l’université ne peut se réformer avant que les réalités sociales et démographiques ne l’emportent sur les structures de pouvoir traditionnelles. C’est la leçon commune de Cordoba 1918 et Paris 1968, le désir de liberté des jeunes a pu se traduire par des changements sociaux parce qu’une poussée démographique puissante – venant du flux d’immigrés dans le cas argentin et du « baby-boom » dans le cas français – rendit plus tangible le fossé entre un mandarinat universitaire obsolète et la nécessaire démocratisation de l’université et de la société. Mais quelle est la recette ? Qui l’emporte des mécanismes sociaux ou des structures universitaires ? Réformes ne signifie pas nécessairement révolution, des réformes dans l’université peuvent précisément offrir des pistes pour que la « troisième mission » de l’Université deviennent dans les faits le moteur du progrès social et donc la première mission.